Part 7

Kelvian rentra donc à l’heure du déjeuner afin de participer comme à son habitude, au repas familial. Quand Katy n’était pas là pour raconter ses récits de voyage, le repas chez les Kinine était morose, voir très tendu. Encore plus depuis l’incident avec « William Borel. » Pourtant madame Kinine entama la conversation :

       -Alors Kelvian, qu’as-tu de bien palpitant à nous raconter aujourd’hui ?

Kelvian qui était perdu dans ses pensées sursauta à l’écoute de son nom.

       -Pardon ? Moi ? Rien qui ne sorte de l’ordinaire, pourquoi ?

       -Je suis tout le temps enfermée dans cette maison, même ce que tu considères comme étant banal ne l’est pas pour moi, mon garçon.

       -En effet… Et bien, je pense que les placements immobiliers vont une nouvelle fois nous rapporter gros cette année, il va falloir que j’oriente ma boîte dans une nouvelle optique afin de gagner le maximum de fond et de domaine. Nous n’avons pas fait de réunion générale cette semaine. Le président était malade.

       -Tu comptes prendre la tête de cette entreprise un jour ? Demanda alors le père. J’ai entendu dire qu’elle était en tête de tous les sondages dans le domaine de l’immobilier.

       -Heu ? Disons que, je suis encore jeune je n’ai pas encore besoin d’être à la tête d’une entreprise de plus d’un millier d’employé.

       -J’ai entendu dire de la bouche d’un gourou immobilier que la plupart des décisions prises par ta boîte provenaient de toi, c’est vrai mon fils ? Fit alors la mère toujours en mangeant délicatement son met.

       -Un gourou ? Et bien disons que j’ai du flair pour ces choses là, donc même si je feins de ne pas diriger grand-chose, la plupart des décisions importantes viennent de moi.

       -Donc… Madame Kinine plaça un silence dérangeant avant de reprendre juste après avoir posé ses couverts. Tous tes mérites reviennent au président actuel, c’est ça ?

L’ambiance était tendue. Kelvian savait que ce genre de chose déplaisait à ses parents qui voulaient avoir la main mise un peu partout. Il garda le regard fixé sur son plat, perdant tout appétit, se demandant ce qu’il pourrait bien faire pour se justifier.

       -Quels sont tes projets d’avenir, mon fils ? Demanda donc madame Kinine qui ne laissait pas à son mari l’occasion d’en placer une.

       -Moi ? Heu je dirai une vie peinarde pour l’instant, finit-il par avouer.

       -Tu ne prévois pas de prendre la tête de la famille plus tard ? Rétorqua alors le père.

        -Pardon ? Mais Katy est beaucoup plus douée que moi pour ce genre de chose vous savez ? Moi je suis pas encore prêt et puis… Vous êtes encore là, non ? Faisait donc Kelvian complètement désabusé.

        -En effet tu es encore jeune mon garçon, entama donc le père, tu ne vis qu’en fonction du temps présent, tu ne te projettes pas encore dans le futur. Dans cet état, il est sûr que tu ne pourras jamais être à la tête du Groupe Kinine. 

       Vis-à-vis de ses parents, Kelvian n’a toujours eu qu’une seule crainte, les décevoir. Il a toujours voulu exceller où qu’il aille rien que pour leur faire plaisir. Il chérissait ce sentiment. Là, au moment de ses remontrances, il se demandait si ces derniers ne lui en demandaient pas trop.

       -Mais pourquoi parler de prendre la tête du groupe ? Katy est l’aînée, non ? Le groupe lui revient de droit, il me semble, je serai juste sensé l’aider à diriger… Kelvian se tut quand il vit l’air grave et sombre qu’avaient ses parents.

Un silence de plus en plus pesant se fit sentir. Sébastian eut le temps de débarrasser la table et d’apporter de délicieux muffins à la fraise et au chocolat faits par ses soins accompagnant le thé.

       -Il y a quelque chose qui ne va pas avec Katy… ? Finit donc par demander Kelvian.

       -Nous devons juste penser à toute éventualité, termina donc le père Kinine.

Effaré, Kelvian regarda dans la direction de sa mère qui savourait son dessert. L’idée que quelque chose arriva à sa sœur lui serra le cœur sur l’instant. Mais pourquoi céder à la panique alors que ses parents ne semblaient pas être au courant d’une quelconque nouvelle de ce genre ? 

À la fin du repas, Kelvian se jeta sur son téléphone pour prendre des nouvelles de Katy qui devait normalement être en Espagne :

       -Allô ? Fit donc Katy après avoir décroché quasi tout de suite.

       -Bonjour Katy !

       -Kelvian ??

Kelvian pouvait ressentir sur le ton de sa voix qu’elle était heureuse de l’avoir au téléphone. Etrangement il en était heureux.

       -Ça va ? Je ne te dérange pas ?

       -Allons, allons, il n’y a aucune raison pour que tu me déranges voyons. Oui ça va très bien merci, je reviens tout juste d’un dîner d’affaire, hé, hé ! Je crois que la branche espagnole est à mes pieds !! Plus qu’à signer toute la paperasse !! Et toi comment ça va ? C’est rare que tu m’appelles quand je suis en voyage d’affaire !

       -C’est vrai, j’ai toujours eu peur de te déranger en pleine négociation ou un truc dans le genre, avec le décalage horaire et tout… disait-il rassuré plus que tout.

       -Oh ! Qu’il est mignon ! J’ai cru qu’il s’était passé quelque chose, ta voix était un peu bizarre !

       -Non, non t’inquiète, passer le week-end seul à la maison avec les parents c’est un peu déprimant.

       -Seul ? Elle est où ta fiancée ? Elle n’est jamais à la maison celle-là ! Pouffait donc Katy dans le combiné à l’autre bout du globe.

       -Elle est en voyage d’affaire… Elle bouge presqu’autant que toi, tu sais ?

       -Ouais mais moi quand j’étais mariée, je ne bougeais pas autant !

       -Elle en profite peut-être parce que nous ne sommes pas encore mariés justement, dit alors Kelvian de façon monotone.

       -C’est quoi ces sornettes ? Rétorqua donc Katy interrogative.

       -Bah, je ne lui ai jamais demandé en fait… finit-il par avouer.

       -Elle fait ça pour attirer ton attention peut-être, tu la laisses faire ce qu’elle veut, elle doit penser que tu ne dois pas vraiment tenir à elle !

       -Quoi !? Mais… fit-il alors déconfit, j’ai jamais été un gars chiant sur ce point là, moi !

       -Qu’est-ce que tu veux que je te dise !? Demande-lui si ça te dérange ! Et si ça te dérange pas, c’est que… hé, hé !

       -Que ?

       -Oups ! Je dois te laisser, mon grand.

       -Quoi ? Pourquoi ? T’as pas dit que tu rentrais d’un dîner professionnel ? Demanda donc Kelvian suspicieux.

       -Si, si ! Mais il y a une autre soirée où j’ai été conviée, il faut que j’y fasse un saut au moins ! Tu vas faire quoi toi ce soir ? Te morfondre ?

       -Quoi ? Pourquoi ? Demanda alors Kelvian stupéfié par cette question.

       - Bah…Je ne sais pas, je demande.

       -Soirée film entre pote… baragouina donc ce dernier.

       -Avec ce Nicolas je présume ?

Une nouvelle fois son rythme cardiaque s’affola. Il se demandait pourquoi Katy mettait toujours le doigt sur ce qu’il tentait de dissimuler.

       -Oui ! J’ai qu’un seul pote de toute façon… Finit-il par dire.

       -T’as raison ! Moins on en a, mieux c’est !! En général, ce sont les amis qui sont nos pires  ennemis !! Retiens ça hein ! Allez ! Je te laisse, je t’embrasse mon grand. Toi et les parents je vous aime très fort ! 

Elle raccrocha avant même qu’il ait eu le temps de lui répondre. Avant même qu’il ait eu le temps de penser à ce qu’elle voulait dire par sa dernière réplique, quelqu’un toqua à la porte de sa chambre.

       -Oui ? Demanda donc ce dernier surpris. C’est  pourquoi ? Il s’apprêtait à ouvrir la porte.

       -Monsieur Kelvian, votre mère vous fait demander dans la serre botanique, répondit alors Sébastian.

       -Ah très bien ! Merci Sébastian.

Le moment de parler avec la mère était enfin venu. Il fallait que Kelvian mette ses idées en place et prépare ce qu’il avait à dire et ce qu’il ne devait pas dire. Avant de passer aux aveux, s’ils avaient lieu d’être, il se devait de savoir ce que Madame Kinine savait exactement de la situation.

Une fois devant la serre botanique juste à l’arrière des jardins, Kelvian resta un moment immobile, comme pétrifié avant son « jugement ». Sa mère l’aperçut au travers des vitres transparentes de la serre et lui fit un signe de la main pour lui dire qu’il pouvait entrer. Kelvian prit donc une grande inspiration avant de s’introduire dans la serre qui abritait toutes les plantes fragiles de la mère Kinine, des roses artificielles, des arbustes fruitiers qui n’étaient pas de saison, les herbes médicinales. En s’y introduisant, Kelvian fut happé par la fine odeur des roses qui était présentes au sein de la serre. Comme un parfum doux et envoutant qui apaiserait tous ses maux.

       -Mère ? Vous m’avez fait appeler ? Entama donc Kelvian.

Au début, elle semblait captivée par une plante en particulier ; et donc elle mit un peu de temps à répondre à Kelvian qui semblait oppressé par le moindre silence.

       -Oui mon fils. Je crois que nous avons beaucoup de choses à nous dire, fit-elle donc en ôtant ses gants tout en se dirigeant vers la table ornée de fleurs en tout genre, avec un nécessaire de thé et un bocal de cookies faits maison prêts à être dégustés.

 La théière était encore chaude. Elle avait donc prévu de discuter un moment.

Sans un mot Kelvian la suivait comme un caneton suivrait sa mère canne. Ils s’installèrent toujours dans un silence plus que solennel. Kelvian ne savait pas par où commencer. La seule chose qui lui venait à l’esprit était : « Tu connais des mercenaires !? » Cette question n’était pas très appropriée connaissant le caractère délicat de sa mère. Il préférait la laisser commencer, même si elle ne mâchait pas ses mots.

       -Je n’ai que deux enfants, finit-elle par dire.

Kelvian qui avait gardé les yeux rivés sur sa tasse en céramique décorée de motifs fleuris dans un premier temps, finit par diriger son regard vers cette dernière, incongru :

       -Pardon ?

       -Même si nous sommes membres de la même famille, l’esprit de compétition a toujours été de mise entre les deux branches de nos familles. Je pense que tu le savais déjà tout ça, n’est-ce pas Kelvian ? Lui fit-elle en le regardant droit dans les yeux tout en sirotant son thé.

       -Oui, je vois. Mais ça ne va pas changer de suite ça.

       -Parmi tous les membres en passe de reprendre la société, comme tu le disais toi-même à table, Katy est première sur tous les points. Elle s’est faite une place de part son ambition pour toujours aider le groupe à aller de l’avant. Toi tu viens juste après malgré toi, grâce à ton charisme et ton efficacité. Je suis vraiment très fière de vous.

Kelvian se demandait où elle voulait bien en venir. Toutefois il restait surpris de se savoir en avance sur tous ses cousins.

       -Katy ne voulait pas te le dire mais…

       -Mais !? Ce dernier réagit au quart de tour.

       -Mais je suis au regret de te dire que ta sœur est… non pas mourante, mais depuis son avortement elle a développé une pathologie causée par les microbes à l'origine de la perte de son petit.

Kelvian regardait sa mère très attentivement, tout en étant abasourdi par cette nouvelle.

       -Elle va en mourir… ? Articula donc ce dernier difficilement.

       -Pas vraiment, mais un jour la maladie pourrait la foudroyer sans crier gare. Cette maladie n’est pas encore reconnue donc le traitement n’est pas encore bien fixe… M’enfin, notre belle Katy se soigne, donc ne t’inquiète pas pour elle !

       -Et pourquoi vous m’en parlez à présent, mère ? Rétorqua donc Kelvian sceptique.

       -Si quelque chose devait lui arriver, il faudrait que tu sois apte à prendre la suite…

       -Je vo…

       -C’est pour cette raison que j’ai engagé un détective pour observer ce que tu faisais une fois hors des murs familiaux, finit-elle par lui avouer en lui ayant coupé la parole.

Il eut le cœur serré.

       -Je crois que tu l’as rencontré l’autre jour dans le bureau de ton père… Juste avant que tu ne fuies la maison.

Elle avait déjà posé sa tasse de thé à moitié vide sur la table. Regardant Kelvian, un sourire doux sur le visage, mais le regard également aussi acéré qu’un prédateur. Notre Don Juan en eut des sueurs froides.

       - Kelvian, laisse-moi te reposer la question.

       -P-Pardon… ? Demanda timidement Kelvian.

       -Quels sont tes projets d’avenir, mon garçon ?

       -Mais je vous ai déjà répondu mère… Je souhaite juste continuer mon train de vie actuel, sans me prendre la tête… Du moins essayer… Baragouina-t-il à la fin.

       -Je reste ta mère, Kelvian. Ça ne sert à rien d’essayer de me mentir sur un point quelconque, je le saurai toujours. Je sais que ta relation avec le petit Nicolas est devenue plus complexe depuis ce fameux voyage en Laponie. Tu as toujours été un peu frivole… comme ton père d’ailleurs… finit-elle en cassant net un biscuit. C’est pourquoi j’ai demandé à ce jeune homme de faire ce montage stupide pour te placer devant le fait accompli. Qu’as-tu appris ?

Kelvian,  les yeux rivés sur les mains qu’il maintenait l’une dans l’autre afin de cacher ses tremblements, se disait qu’au final, tout était bien vrai. Mais il était à nu devant la garante de la famille Kinine, il se devait d’être franc avec elle, ainsi qu’avec lui-même :

       -Mère… Je me suis senti tellement mal… Et pour vous… et pour Hélène… Et pour Nicolas car je n’étais pas prêt à assumer les conséquences d’un choix que je serai amené à faire plus tard… Je redoute plus que tout de vous décevoir…

       -En tant que mère, je te dirai que tu dois vivre pour toi et pas en fonction des autres, mon garçon.

       -Vraim… Commençait Kelvian d’un air enjoué.

       -Mais en tant que membre dirigeant de la famille Kinine j’ai un peu de mal à accepter… Je veux un gendre pour poursuivre ce que nous avons passé tant de temps à bâtir. Que tout ça disparaisse à cause d’une amourette serait absolument regrettable ! Dit-elle en tapant du poing sur la table.

Les couverts d’argent et l’ensemble céramique tremblèrent. Il s’en suivit un silence tendu. Kelvian perdit tous ses mots.

       -Mais s’il faut juste un gendre, on peut toujours trouver un arrangement ! Fit-il tout joyeux pour adoucir un peu l’atmosphère.

La mère Kinine resta placide et silencieuse avant de reprendre.

       -Tu es encore jeune, comme tu nous le disais si bien à table ce midi. Tu peux encore faire des erreurs. Mais sache que tout ce qui se brise ne se répare pas forcément. Je ne dirai rien de ce que je sais à qui que ce soit, mais fais en sorte que je sois fière de toi, avant et même après la tombe mon garçon, lui annonça-t-elle alors avec un regard plein de tendresse tout en lui tenant ses mains tremblantes. Tu es un bon garçon, tu es mon garçon. Tu n’es pas l’objet de la famille comme tu pourrais le croire, mais bel et bien notre fierté à  ton père et moi, tout comme ta sœur. Fais ce que tu as à faire, sois franc avec toi-même et avec ceux qui tiennent à toi. C’est tout ce que je te demande.

Il eut semblé que ce furent les mots qu’il avait toujours attendu. Sans même s’en rendre compte il fondit en larme. S’agenouillant aux pieds de sa mère. Même quand il était jeune, il ne lui avait jamais montré ses larmes. C’est donc dans une euphorie silencieuse qu’elle l’accompagnait, tous deux entourés de fleurs. De senteurs exotiques. Une entente silencieuse mais intense. Il avait toujours étreint sa mère, mais ce devait bien être la première fois qu’il ne voulait pas la lâcher, chuchotant des mots de remerciement, inlassablement. Ils restèrent donc ainsi jusqu’à ce que le crépuscule se fasse sentir.