Shoot 4

Une fois à la maison, le rituel habituel : s’occuper de l’ivrogne. Une fois celle-ci au lit, je me devais de soutirer des informations au petit Raphaël… Comme ce dernier était à la douche j’allai me changer et préparer le thé. Pendant ce temps, je mettais mes idées en place. Nous habitions dans un immeuble de vingt-quatre étages. Il était en ruine, mais c’était mieux que rien. Nous rechercher parmi toutes les familles de l’immeuble mettrait un certain temps. Nous  avons monté les quatorze étages à pied, fuyant la piste de l’ascenseur au grand dam de notre frangin. Il n’avait pas non plus d’endurance. Une vraie calamité, ce garçon.

Il sortit de la salle de bain, quelque peu préoccupé, les cheveux mouillés. Je le fixais l’air de rien en me demandant s’il me remarquerait. Une fois fait, il s’immobilisa :

         -Ou… Oui ? Dit-il d’un air craintif.

         -Rien, j’aimerais juste discuter un peu avec toi.

         -D… d’accord.

Il recommençait à faire n’importe quoi. Il fit tomber sa serviette trois fois, se cogna le genou sur la table et se retrouva enfin devant moi en bas de pyjama, son torse blanc et pâle à la vue de tous, dégoulinant de l’eau issue de ses cheveux. Je souris sur l’instant, car je trouvais sa posture sexy et sa maladresse pitoyable. Il était oppressé par mon regard insistant, je lui demandai alors :

         -Tu vas tomber malade si tu ne te sèches pas les cheveux, Raphaël.

         -Heu… Je peux le faire plus tard !

         -Non viens là, lui fis-je alors en lui indiquant de s’assoir devant moi.

Il s’exécuta sans se faire attendre toujours d’un air craintif. Mais quelle chiffe molle, vraiment.

         -Alors ? Ta journée ? Tu as apprécié au moins ?

         -Oh oui ! C’était super ! Ça faisait des années que je n’avais pas été dans un parc, avec ma famille… ou des amis… Son entrain diminuait à vue d’œil. Merci d’avoir été aussi gentils avec moi, tous les deux.

Je comprenais enfin ce que ressentais Sabine quand elle s’occupait de moi, ça provoque un petit pincement au cœur. Ça fait toujours plaisir de s’occuper d’un petit frère comme ça, de temps en temps.

         -N’est-ce pas ? Moi aussi je me suis bien amusé, lui disais-je en lui séchant les cheveux énergiquement. Mais dis-moi…

         -Oui ?

         -J’aimerais en savoir un peu plus sur les ennuis que tu as eu à Brooklyn. Tu peux m’en dire plus ?

Il y eut comme un silence pesant. Il prévoyait de se taire une nouvelle fois. Je n’aime pas ça.

         -P… Pourquoi ?

         -Pourquoi ? Parce que tu n’as toujours pas donné d’explications, mon petit. Si tu veux qu’on s’occupe bien de toi et qu’on t’aide comme on le devrait, il faut qu’on en sache un peu plus.

         -Mais je…

Encore un silence. S’il savait à quel point ça pouvait m’énerver, ça. Je le saisis donc par le cou et lui chuchotai à l’oreille :

         -Écoute. On a été suivi ce soir par un mec et je crois bien que c’était toi sa cible. Je ne veux pas d’ennuis sans en savoir un minimum, alors tu vas parler, OK ?

Je sentis qu’il tremblait de tout son corps quand je lui dis ces mots.

         -O… Ok…

         -Bien, je t’écoute.

         -Je… Je travaillais pour un certain Diesel dans un bar nommé… Armageddon…

Super le nom trop pourri…

         -En fait c’était un club d’hôte où on devait inciter les clients à consommer le plus possible. Au départ c’était marrant, mais un jour j’ai « plu » à un client… Et Diesel, qui possédait tous mes papiers m’a vendu à ce mec…

Il a bien dit vendu ? Ce ne sont pas des blagues ? C’est pire que des emmerdes de merde son histoire là !!

         -Un soir, je venais pour travailler comme d’habitude… Ils m’ont attrapé et m’ont balancé cette histoire de vente à la figure… Je refusais mais Diesel avait déjà encaissé… et il avait mes papiers, alors je m’étais résolu… mais… J’ai été traité comme une bête par ce type, je ne sais même pas comment il s’appelle. Il m’a enfermé et drogué pendant deux semaines, en… en me frappant… en me…

         -Oui OK, je comprends, mais ça veux dire que tu as réussi à t’enfuir, si tu es ici ! Comme il y a un prix sur ta tête je pense que ton fameux client veux soit récupérer son argent… soit sa marchandise… Et tu voulais te cacher ici sans rien nous dire de tout ça ? Ils risquent de s’en prendre à nous aussi…

         -Je suis désolé… Désolé… Je suis désolé, je ne savais… hic… plus quoi faire… hic…

Il était tellement paniqué qu’il chialait à chaudes larmes avec un agaçant hoquet, en ne cessant de s’excuser. Je n’avais pas trop le temps de réfléchir car le petit bonhomme s’était accroché à ma taille, assez fortement pour que j’aie des difficultés à respirer. Donc c’est pour ça qu’il voulait rester cloîtré. Je comprenais mieux à présent. Je ne savais pas si on devait nous aussi nous faire oublier un moment ou pas. Nous étions seules Sabine et moi. Moi je n’avais pas d’amis et j’avais été rejetée par ma famille et Sabine ne connaissait que des gens superficiels…

         -Et tu as déjà été voir la police ? Le trafic d’être humain c’est un crime terrible !!

Il sanglota de plus belle… Par là je comprenais qu’il avait déjà essayé mais soit on l’avait envoyé balader soit les gens qui sont impliqués dans ce trafic ont les bras atrocement longs et que la police était déjà corrompue. Il était pieds et poings liés.

         -Tu en as parlé à ta famille ?

         -Ma mère m’a abandonné pour se remarier… J’avais été placé en famille d’accueil mais… Ils n’arrêtaient pas de me persécuter… C’est pour ça que j’ai tout plaqué… Il vaudrait mieux que je me jette du haut du pont de Brooklyn pour en finir…

Ouh là. J’avoue qu’il est vraiment dans la merde mais bon. On peut toujours trouver une solution. Il fallait que j’en parle à Sabine pour savoir ce qu’on devait faire. 

Mais ? Pourquoi je pense à tout ça déjà ? À la base, je ne vivais et ne me battais que pour me tirer de ce trou. Pourquoi je me préoccupe des problèmes de ce gamin ? Je crois que je vais faire un petit effort pour le soutenir mais si ça devient dangereux je le laisse dans la merde, hein. Je ne veux pas d’ennuis moi. Je sais, je me répète.

         -T’inquiète, on va s’en sortir… Lui dis-je alors en lui caressant les cheveux.

Faudrait qu’il quitte le pays. Mais l’autre con a ses papiers. C’est trop embêtant les erreurs de jeunesses…

Bon, fatiguée comme je le suis, je ne pourrai jamais penser correctement. Mais j’aimerais bien me débarrasser de cette sangsue pour aller me coucher. Je le trouvais anormalement tactile ces derniers temps. Il finira par savoir que je suis une fille à ce train là… Et je n’ai pas envie de lui devoir des explications sur les raisons de cette supercherie.

Mon T-shirt était trempé de larmes et il ne me lâchait pas. Je regardais alors attentivement son dos malgré la faible luminosité de la pièce. Toutes ces griffures, ces écorchures devaient provenir de son séjour en enfer. Tout le monde à son petit lot de malheur. Lui, il semblait plus abattu que les autres, c’est tout. En voyant les siennes, je pensais aux miennes… Ces cicatrices qui ornent mon dos d’une marque indélébile. Qu’est-ce que l’être humain peut être stupide, vraiment.

Il s’endormit sur mes jambes, assailli par la fatigue résultant de tant de pleurs. Pauvre gamin. Le peu d’attention qu’on lui adressait devait être pour lui comme de précieux  trésors. Qu’est-ce qu’on allait bien devoir faire à présent ? La nuit porte conseil, je ferais mieux d’aller me coucher. Il n’était pas très lourd, ou j’avais l’habitude de porter des charges avec un poids assez conséquent avec mon travail de coursier, alors je le déplaçai sans un bruit pour l’étendre sur le sofa, là où il dort habituellement. Pourtant, quand je le posai il ouvrit les yeux et me retint par le bras avant de me dire :

         -A… Alex ?

         -Oui ? Désolé, je t’ai réveillé.

         -Je… Je peux dormir avec vous ?

Je tiquai. Qu’est-ce qu’il me bavait là, l’embryon ? Il avait vraiment l’air terrifié, le pauvre. Même si je lui disais non, il ne me lâcherait pas comme ça, pas vrai ? Vu comment il me retenait. Et puis, c’est bien moi qui l’ai forcé à se rappeler de cette expérience désagréable qui fut la sienne. Je capitulai… Une fois de plus.

Ma chambre est d’un naturel bordélique, si je la rangeais trop bien, Sabine pourrait trouver des choses qu’elle ne devrait pas alors je la dérange volontairement pour la faire fuir… Comme un petit caneton, Raphaël me suivait, me retenant par mon pyjama comme si j’allais disparaître s’il me lâchait. Je me demandais si son esprit était totalement embrouillé avec toute cette histoire. Sachant qu’il est poursuivi, que nous sommes peut-être tous en danger, peut-être qu’il est perclus d’ignorance vis-à-vis de notre situation.

Mais dites-moi ? Est-ce qu’une jeune fille qui se respecte ramènerait un homme, peu importe le caractère de ce dernier, dans son lit ? J’y ai pensé, un peu tard… Mais bon, je le considérais plus comme une mine d’emmer… heu je veux dire comme un petit frère plein de problèmes qu’autre chose. Il a été abandonné et trahi de tous… C’est peut-être pour ça qu’il s’accroche à nous aussi désespérément.

Je l’invitai donc sous mon unique couette. Je n’ai pas pensé à pendre la sienne… Il se mit en position fœtale en grelottant de terreur. Vous feriez quoi à ma place ? Crevée comme je l’étais je me surpris moi-même à le rassurer toute la nuit, jusqu’à ce que le sommeil veuille bien m’emporter.